Cirta à l'Epoque Romaine,

En l'an 107 avant notre ère, après les débuts difficiles de la guerre de Rome contre Jugurtha, les légionnaires du général romain Métellus, dans un sursaut de vaillance impétueuse, enlevèrent d'assaut et sans siège préalable, la redoutable cité forterese de Cirta.

Ce brillant fait d'armes inaugura pour la ville une longue ère de paix, de prospérité et de splendeur architecturale.

Pour le Rhumel et ses gorges, ce fut le début d'une période de domestication et d'utilisation pratique. Les hommes, la nature et les choses, Rome allait tout marquer de l'empreinte indélébile de son génie créateur, impétueux et envahissant.

Au cours de la deuxième phase du Néolithique, le climat de l’Afrique du Nord était devenu progressivement méditerranéen, c’est à dire, plus sec.

Le Rhumel ou Ampsaga comme l'appelèrent les Romains (pour les Berbérophones il resta « Souf Djimar », la rivière des défilés obscurs, et « Rhumel », le charrieur d'alluvions, plus tard pour les Arabophones) s'est quelque peu assagi et les gorges cessèrent d’être un objet de crainte et de répulsion.

La cité, devenue prolifique, débordera bientôt du Rocher et de ses vieux remparts numides et poussera ses faubourgs jusque sur la rive droite, de sorte que, au second siècle de notre ère, la construction de solides ponts de pierre s'imposa. Le génie des architectes romains va réaliser là une oeuvre capitale en dotant la cité de trois ou même quatre ponts et de deux aqueducs en pierres de taille si massives et si bien ajustées (on n'y employa aucun mortier) que l'on peut en voir des vestiges importants encore de nos jours.


Oeuvre particulièrement hardie, le premier de ces ponts enjambait à 60 mètres de hauteur et d'une seule arche de 22,50 m. le gouffre près de l'actuelle mosquée de Sidi Rached. Le deuxième pont, construit à l'époque de l'empereur Antonin le Pieux (deuxième moitié du second siècle) faisait passer sur l'abîme la grande artère centrale de Cirta qui partait du nouveau forum (l’actuelle Place de la Brèche). Il comprenait deux étages à plusieurs arches reposant sur un arc inférieur unique dont les deux piles subsistent intactes.

La voie débouchait donc de plein pied sur la rive droite (en face de l'emplacement de la future Médersa) au portique et au théâtre de Gaius Anfidius Maximus. Un peu plus loin, elle rejoignait une artère perpendiculaire longeant, à l'emplacement de la future gare, un amphithéâtre ou hippodrome.

Quand, à la fin du second siècle, Cirta, l'opulente capitale de la République des quatre colonies (Cirta, Collo, Mila et bientôt aussi Djemila) fut à son apogée, que de fois les gorges ont elles retenti des cris joyeux du public emplissant les gradins du théâtre ou de l'amphithéâtre tout proches ?

A cette époque, l’on se passionnait au moins autant qu'aujourd'hui pour les comédies, avec ou sans ballet, et plus encore pour les exploits sportifs qui déclenchaient la fièvre des paris. Sur le pont, à la sortie des spectacles, que de discussions échangées au sujet des courses de chevaux ou de chars, des combats de gladiateurs, d'éléphants, de lions, d'ours et de panthères ! Il y avait alors dans les montagnes et les vastes forêts numidiennes une telle profusion de fauves que l’Afrique était qualifiée par les auteurs antiques de fournisseuse attitrée des arènes d’Italie et d'autres provinces de l’empire.

Un peu plus loin en aval, un aqueduc amenait aux grandes citernes du capitole (les plus vastes de l’Afrique Romaine) les eaux d’une conduite descendant du Mansourah. Un beau vestige en subsiste, rive gauche près de la Médersa.

Enfin, il y avait à El Kantara un, ou peut être même deux ponts romains. Les piles massives de l’un d'eux sont toujours visibles sous le pont moderne. Lorsqu'en 1792, Salah Bey fit remployer les matériaux du théâtre et de l'amphithéâtre hippodrome voisins, pour restaurer le pont coupé par opérations de siège à la fin 12 siècle, il fit encastrer dans les piles romaines deux bas reliefs antiques, représentant l’un une danseuse, l'autre deux éléphants en position de combat, défenses baissées.

L'ancien pont abritait, comme encore aujourd'hui, une conduite d’eau en siphon venant des sources du Djebel Wahche.

Un peu en amont d'El Kantara, l’on peut voir en contre bas du chemin des touristes deux autres piles massives, dont la destination pose un problème resté insoluble. Elles ressemblent comme des soeurs jumelles aux autres piles de pont romain, et pourtant rien n'explique le besoin d'un deuxième passage routier à si peu de distance de l’artère aboutissant à El Kantara.

Supportaient elles un sanctuaire consacré à la divinité du fleuve Ampsaga que l'on désirait se rendre propice tout en le domptant ? Ou plus prosaïquement, un moulin utilisant le courant plus resserré à cet endroit ?

Aucune inscription n'ayant été découverte dans les parages, le mystère, là encore, reste entier.

L’hypothèse de ce moulin nous amène à étudier maintenant les utilisations pratiques des gorges et des eaux du Rhumel-Ampsaga que, dès le premier siècle, le génie romain sut domestiquer par de multiples aménagements hydrauliques.

Une seguia romaine, restaurée au 18e siècle à l'époque turque par Salah Bey, amenait les eaux du Rhumel en pente douce depuis « les Bains de César » (dont l'origine romaine est douteuse) à la sortie des gorges jusqu'à un moulin, remplacé à l'époque moderne par celui de Lavie. Il irriguait comme aujourd'hui, les vergers en aval.

C’est aux méfaits d'un gros orage survenu en 1942 que nous devons la révélation que les Romains exploitaient les eaux de l'Ampsaga aussi pour des cérémonies religieuses.

En vérifiant les dégradations causées par la crue au dessous du « Pont du Diable » à l’entrée des gorges, l'on découvrit une inscription (voir l'article de M. A. Berthier dans l’Annuaire de la Société d'histoire et d'archéologie, année 1942) attestant une pratique aussi surprenante que pittoresque.

Un certain jour de l'année consacré à Mercure, dieu des commerçants, les braves négociants de Cirta se rendaient à cet emplacement du fleuve pour y procéder à des ablutions rituelles en priant le dieu de les purifier des mensonges débités au cours de l'année afin d'écouler plus facilement leur marchandise. Un rite semblable est décrit par Ovide (Fastes V) qui l'observa à Rome à la porte Capène.

L'on choisissait évidemment l'endroit le moins pollué du fleuve, c'est à dire, avant son passage sous la cité.

Nos commerçants d'aujourd'hui croient pouvoir se dispenser de cette belle pratique expiratoire. Le Rhumel, hélas, n'en est pas devenu plus limpide !

Les gorges ont elles, à l’époque antique, servi aussi à des exécutions capitales comme la fameuse « Roche Tarpéienne » aux abords du Capitole à Rome ?

M. J. Bosco, déjà cité, le croit probable, mais pour toute la haute époque, aucun texte ni aucune inscription ne l'atteste explicitement. Bosco invoque cependant en faveur de son hypothèse des indices assez probants.

Rive droite, à quelques centaines de mètres en amont, de l'entrée des gorges, l'on peut voir une inscription latine du 4au 5 siècle rappelant la passion, c'est à dire le martyre de onze Chrétiens de la communauté d’Hortensia (Sidi Mabrouk?), parmi lesquels le diacre Marien et le lecteur Jacques.

De cette inscription à interprétation malaisée et beaucoup discutée, l'on peut dégager les éléments suivants :

1/ Elle commente une persécution de Chrétiens que l’on croit être celle par l'empereur Valérien au milieu du 3e siècle.

2/ Si, à cette époque, les exécutions capitales n'avaient généralement lieu qu'à Lambèse, siège du gouverneur militaire exerçant le droit de haute justice, les Chrétiens en question ont pu, exceptionnellement et à titre d'exemple, être exécutés tout de même à Cirta et enterrés ensuite dans les environs, peut être à Hortensia par leurs parents ou amis.

3/ Il doit y avoir un rapport entre le « Rocher des martyrs », les exécutions capitales et les gorges. Si l'on a inhumé des condamnés à mort à ou près de Cirta comme cela semble probable, le lieu d'exécution ne devait pas être bien éloigné de l'inscription commémorative, et ce lieu serait le gouffre des gorges, sans que l'on puisse toutefois préciser l'endroit utilisé. Une grille entoure aujourd'hui ce « Rocher des martyrs », mais elle ne protège plus rien, la serrure de la porte ayant été forcée.

Une exécution capitale dans les gorges est, en termes précis, attestée seulement pour le milieu du 5e siècle, c'est à dire à l'époque de l'occupation du Constantinois oriental par les Vandales, Le chroniqueur Victor de Vita (II, 14) nous apprend que Genséric, roi des Vandales (428 477) fit exécuter la veuve de son frère aîné Guntharic en la faisant précipiter, une pierre au cou, dans les gorges de l’Ampsaga à Constantine.

Il ne s’agit pas de l'exécution d’un jugement régulier, mais seulement d'une mesure de prudence politique, la méfiance étant de règle entre proches parents dans les dynasties barbares.

Mais le fait qu'on ait choisi ce mode et ce lieu d'exécution suggère que l'on se conformait à une coutume d'exécution traditionnelle à Constantine durant l'époque antique et que les beys turcs devaient reprendre aux 18e et 19e siècles.

Avec cette exécution vers le milieu du 5e siècle, nous avons abordé déjà les siècles des invasions qui marquent le déclin de Rome dans ses provinces africaines.

Une ère de paix heureuse et sans histoire, une sorte d'âge d’or virgilien, voilà ce que semble avoir été l’époque romaine pour la belle et opulente Cirta.

Durant quatre siècles, jamais les gorges de l'Ampsaga ne retentirent des cris de guerre ou de mort de combattants, ou du fracas des machines de siège s'attaquant aux murs. Partout dans la ville et jusque dans les gorges dépouillées de l'horreur sacrée d'autan s’élaboraient des oeuvres de paix et d'utilité publique.

Lettres, arts et commerce florissaient. L'or monnayé abondait. Edifices somptueux resplendissants de marbres, de mosaïques et de fresques, statues de citoyens (et même de citoyennes) illustres se multipliaient autour des places publiques et le long des avenues de Cirta où la jeunesse dorée se livrait à des exploits plaisants qui ont parfois laissé des traces épigraphiques pour ne citer que l’enlèvement nocturne de la statue de la pin up Portia Maxima Optata.

Certaines inscriptions funéraires où les mentions de centenaires sont relativement nombreuses révèlent un état d'esprit bon viveur et doucement résigné, avec de touchants exemples de fidélité conjugale et filiale.

Certes, les ombres ne manquaient point au tableau, mais les aspects heureux et lumineux largement prédominants inspiraient sauf aux chrétiens persécutés une confiance peut être naïve mais absolue et inébranlable en la pérennité éternelle de l'empire de Rome qu'atteste cette inscription encore visible de nos jours sur le faite d'un grand édifice romain sous l'esplanade de la Brèche : « Mules in acternum » (murs bâtis pour l’éternité).

Mais, dès la fin du 3e siècle l’idylle s'évanouit devant la menace croissante des révoltes des Berbères dont une large majorité s'était pourtant pleinement assimilée.

Au 4e siècle, les séditions fomentées par des chefs militaires ambitieux et les jacqueries des Circoncellions (ruraux hérétiques) vont tout compromettre.

Pour parer ces multiples dangers, il fallut bientôt restaurer les anciens remparts qui partaient de l'entrée des gorges à la pointe de Sidi Rached et mettre en état de défense permanente surtout le côté sud ouest, le seul vulnérable de la cité parce que la protection naturelle du fossé des gorges lui faisait défaut (1).

Mais malgré ces précautions, l'année 311 sonna le glas de l'âge heureux de Cirta :

Au péril berbère, Domitius Alexander, gouverneur d'Afrique révolté contre l’Auguste Maxence, vint ajouter les horreurs de la guerre civile en choisissant le rocher forteresse de Cirta comme dernier refuge. Rufus Volisianus, préfet du prétoire de Maxence, y fut envoyé avec ses légions avides de vengeance et de butin pour châtier durement les malheureux Cirtéens.

Les gorges de l'Ampsaga, où avaient si longtemps retenti la paisible chanson des maçons, le bruit des maillets et des ciseaux sur la pierre de taille ainsi que le grondement joyeux des foules au spectacle, s'emplissent soudain de cris de terreur et rougeoient de reflets d'incendie. Des décombres fumants croulent des falaises dans le torrent qui charrie des files de cadavres aux visages crispés d'horreur.

Sans doute, le grand Constantin s'appliqua de son mieux à rebâtir la cité dévastée. En 313 il lui donna même son nom ; mais le charme virgilien est rompu et les édifices magnifiquement restaurés ne ramenèrent pas l'âge d'or des premiers siècles de l'Empire malgré les pompeuses inscriptions « En l'honneur du glorieux restaurateur de la liberté et du sauveur de tout l'Univers ».

Environnée d'insécurité, la nouvelle cité constantinienne, après une courte renaissance, dut à nouveau se retrancher derrière ses murailles qui, cette fois, turent assez soigneusement restaurées pour épargner à Cirta Constantinia, en 429, l'assaut de la marée montante des Vandales débarqués en Afrique sous leur roi Genséric.

Mais l'arrivée de ces barbares déprédateurs et persécuteurs des chrétiens orthodoxes ne marqua pas moins le début des « siècles obscurs » du Moyen Age maghrébin avec ses incessantes invasions, ses guerres et ses sièges dont aucune des futures générations de l'antique cité du Rocher ne devait être épargnée. Celle ci ne dut sa survivance et même quelques rares renaissances économiques et intellectuelles qu'à sa position stratégique de premier ordre derrière l'infranchissable abîme des gorges.

1) La reconstitution de l'aspect architectural de la Cirta romaine au IV siècle comporte un certain nombre de problèmes comme par exemple celui de la fortification du côté sud ouest. Tout essai qui ne tient pas compte de ces remparts comportant nécessairement aussi une porte susceptible d'intercepter tout accès par la principale route romaine qui y aboutissait, est infirmée par les textes et les arguments historiques exposés par Ch. André Julien dans « Histoire de l’Afrique du Nord » (1952), et par Christian Courtois dans « Les Vandale et l’Afrique »