L'épopée
Géologique : La lutte de l’eau et de la roche
Quand
on explore les gorges du Rhumel, aprés les instants admiratifs
du spectacle offert aux yeux des non-initiés, on ne peux s'empêcher
de poser quelques questions :
Quelles
sont les origines de cet étrange phénomène topographique
?
Oeuvre de Titans des âges mythiques ?
Ou est ce la seule nature qui façonna cette
merveille ?
Si c'est elle, combien de millénaires a-t-elle
pu mettre pour façonner ce chef d'oeuvre ?
Le
débat, entre géologues, géographes et archéologues,
a fait couler des flots d'encre et provoqué maintes controverses.
Il en résulte une littérature scientifique qui n'est
pas des moindres en volume à celle des auteurs d'impressions
de voyage.
A
la veille de la prise de Constantine en 1837, l'archéologue
Dureau de la Malle, chargé d'étudier le terrain pour
des raisons stratégiques, émit dans « Recueil
de renseignements pour l'expédition de Constantine »
l'hypothèse pour la moins surprenante que les rois numides,
Massinissa ou Micipsa (2/1 siècle avant notre ère) avaient
détourné le Rhumel pour compléter les ouvrages
défensifs de leur capitale Cirta mentionnés par le géographe
grec Strabon.
En
1907, Léonce Joleaud, professeur à la Faculté
de Paris et chargé de collaborer à la carte de l’Afrique,
étudia le problème des gorges, mais ce n'est que plus
tard qu'il exposa une théorie revue et mieux documentée
dont on peut trouver l'essentiel dans les premières pages de
l'Annuaire de la Société d'histoire et d'archéologie
de Constantine de 1937 (Annuaire du Centenaire).
Avaient
paru entre temps le guide de Constantine de M Alquier (1930) qui s'inspire
des premières hypothèses de Joleaud pour expliquer la
formation des gorges (chap. 1.) et, en 1932 et 1933, une étude
de M. A. E. Mittard, professeur à l'Ecole Normale de Constantine
« A propos du rocher de Constantine », publiée
par la « Dépêche de Constantine » du 18 juillet
1932, et dans la « Revue de géographie alpine »
(fasc. 1.1933).
De
toute cette abondante litterature, à propos de la formation
des gorges, on peut finalement se reposer sur deux hypothèses
principales :
1.
L'hypothèse de la surimposition ou Epigénie, selon laquelle
le Rhumel aurait commencé à creuser son lit dans une
couche de sédiments recouvrant jusqu'à la fin du Tertiaire
le rocher actuellement dénudé. Après avoir percé
ces formations superficielles, le fleuve aurait tout naturellement
continué à creuser son lit dans la roche vive, ce qui,
après le déblayage des sédiments par l'érosion
aurait abouti à l'aspect actuel des gorges et du Rocher.
2.
L'hypothèse des Captures. Part de la difficulté éprouvée
par les défenseurs de la « surimposition» d’expliquer
l'existence des voûtes naturelles sous lesquelles le Rhumel
s'engouffre. Si la roche a été sciée de haut
en bas par le lent travail d'approfondissement du Rhumel, Pourquoi
les voûtes n’auraient elIes pas été coupées
elles aussi ?
Pour
étayer la surimposition il fallait donc recourir à une
hypothèse auxiliaire pouvant expliquer ces voûtes. On
croyait pouvoir trouver en les déclarant formées de
travertin (un précipité du calcaire sous l'action du
gaz carbonique des eaux d'infiltration).
Mais
cette théorie, adoptée d'abord par Joleaud et, à
sa suite par Alquier et le géographe Augustin Bernard «
l'Afrique septentrionale », p. 206 et suiv.) Enfin partiellement
aussi par Mittard, ne résiste pas à un examen plus attentif
de la roche des voûtes.
Sans
doute, le travertin ne manque pas dans les gorges : On en trouve à
la cascade près des « Bains de César » Il
y en a, plus loin, à l'entrée et sous la grande voûte
où il forme de pittoresques draperies de stalagmites et de
stalactites et même un bassin en gradins auréolés
où se jette une source pétrifiante.
On en trouve enfin autour des orifices des parties souterraines des
gorges où le travertin a fait soudure ; mais les voûtes
elles mêmes sont indiscutablement, constituées de roche
calcaire vive et massive.
C'est
pourquoi M Joleaud, obligé d'abandonner l'hypothèse
de la surimposition, en adopta une nouvelle, plus compliquée
peut être, mais seule plausible (voir l’annuaire de 1937)
et qui peut se résumer comme suit :
Jusqu’à
la fin du Tertiaire, le Rhumel coulait directement du Polygone (voir
croquis 1) par les vallées du Hall El Mardj et de l’Oued
Mellah Jusqu’au pont actuel d'Aumale. Au Polygone, Il recevait
le Bou Merzoug qui devant la face sud du Rocher de Constantine, s’élargissait
en nappe lacustre. Ce que nous appelons aujourd'hui le Rhumel contournait
donc le Rocher dans une direction nord ouest.
A
la fin du Tertiaire le niveau de la méditerranée s’abaissa,
ce qui imposa au Rhumel qui s'y jette à l’est de Jijel
un surcroît de creusement de son lit vers l'amont, (érosion
recrudescente). Le rocher de Constantine, redressé à
la même époque par le plissement alpin et faillé
en maint endroit fut creusé plus activement : en surface par
un torrent, l'Ain El Areb (grossi du Chabet Sfa) descendant du Djebel
El Wahche et coulant dans la direction Nord Sud Pour se jeter dans
la nappe lacustre du Bou Merzoug.
L’Aïn el Areb se dirigeait donc en sens inverse du Rhumel
actuel dont il ébauchait le futur lit en surface du Rocher.
Simultanément ce dernier était creusé souterrainement
par l’infiltration des eaux de l'Ain el Areb (érosion
dite « Karstique »). Ce double travail d'érosion
explique le profil actuel des gorges qui à mi-hauteur comporte
un palier si bien taillé sur toute la longueur des gorges,
qu'on a pu y établir, rive droite, le fameux Chemin des Touristes
et, rive gauche, des cultures en terrasse (tomates et chrysanthèmes)
prés des gourbis troglodytes entre la Médersa et le
pont, d’El Kantara.
Le
redressement du rocher de Constantine eut encore un deuxième
effet d'une importance capitale : La grande faille de coupure le long
de toute la face nord du Rocher se prolongeait en direction du Polygone
et le dénivellement qui en résultait suffit pour couper
à cet endroit l'ancien cours du Rhumel, de sorte que le fleuve,
capté par son affluent, le Bou Merzoug, vint se jeter conjointement
avec ce dernier, dans le lac baignant l’extrémité
Sud du Rocher, ainsi que dans le défilé souterrain formé
par les infiltrations de l’Ain el Areb dans le rocher de Constantine.
Peu
à peu, l’Aïn el Areb et son affluent, le Chabet
Sfa, furent captés verticalement par le Rhumel engagé
dans le défilé. Les voûtes séparant les
deux eaux finirent par s'écrouler totalement sur le parcours
Sidi Rached El Kantara parce que, sur ce parcours, l’épaisseur
de la roche était, et est encore, inférieure de 66 mètres
à celle mesurée à la sortie de Sidi M'Cid (altitude
200 mètres).
Entre
El Kantara et Sidi M’cid, la voûte plus épaisse
a mieux résisté et, vu le ralentissement de l'action
érosive des eaux, se trouve conservée avec son pittoresque
aspect actuel.
Au
début du Quaternaire, peut être plus récemment,
un effondrement accompagné du jaillissement de sources chaudes
venues d'une profondeur de plusieurs milliers de mètres ouvrit
largement la sortie des gorges en amont de la grande cascade. Cet
événement relativement récent explique la verticalité
des falaises à cet endroit que l'érosion a à
peine commencé à entamer.
L'une
des roches surplombantes est devenue pour cette raison la «
roche Tarpéienne » ou le fameux « Kef Chkara »
d'où l'on précipita plus tard les condamnés à
mort.
La
durée de l'épopée géologique des gorges
peut être évaluée à plus d'une centaine
de millénaires et, comme nous venons de voir, elle comporte
des péripéties multiples et compliquées.
Le
héros principal de cette lutte épique contre la roche
est l'eau, protagoniste inconscient, incroyablement patient et lent,
mais doué d'un dynamisme auquel aucune roche, même plus
dure que les perméables calcaires constantinois, ne saurait
résister.
Si
l'artiste se plait à admirer le prodigieux chef d'oeuvre résultant
des seuls effets sculpturaux de l'érosion par l'eau, l'historien
peut amplement satisfaire sa curiosité des faits humains en
étudiant les conséquences d'une importance capitale
que ce labeur titanesque de la nature devait avoir pour les destinées
des futurs habitants du site constantinois.
L’envergure
du fossé des gorges allait imposer à ceux ci une autre
lutte, moins longue et moins patiente, mais bien plus spectaculaire
que la première : La lutte de l’homme contre l'abîme.